Avec la montre Cabestan, Jean-François Ruchonnet a fait le pari de bâtir sa propre manufacture. Le bouche à oreille lui donne raison.
SOURCE : L'Agéfi (Suisse), 1er juillet 2008 (cliquez sur le logo ci-dessus)... par Stéphane Gachet, à Mont-sur-Rolle
CABESTAN : Crealuxe ou l'art de transformer les coups de gueule en griffe
Avec la montre Cabestan, Jean-François Ruchonnet a fait le pari de bâtir sa propre manufacture. Le bouche à oreille lui donne raison.

«Je suis un entrepreneur sans antispam!» L'attaque est imagée et sans doute indispensable pour pénétrer le modèle d'affaires de Jean-François Ruchonnet, entrepreneur en série grisonnant comme un loup blanc (ci-dessus). Du haut de sa terrasse de Mont-sur-Rolle, le quadragénaire porte en bandoulière sa dernière fierté, la maison horlogère Crealuxe. Et sa motivation bat au rythme de sa montre Cabestan, première création maison. Un objet sorti du commun à la force du poignet, après un plongeon dans une frustration abyssale. L'aventure commence en 2002. Jean-François Ruchonnet met de l'huile dans sa Maserati 3200 GT lorsque l'évidence le frappe. L'étincelle se mue en un moteur de montre tout en courroies de distribution, façon génie automobile. L'objet horloger non identifié est développé au sein de DEC, bureau d'étude du groupe DMC, sorte de Dreamworks genevois fondé en 1998 par Jean-François Ruchonnet. Audemars Piguet n'en veut pas. Tag Heuer récupère la balle au bond. En 2004, un prototype fonctionnel du modèle V4 est dévoilé à la Foire de Bâle.

De la mécanique jaillit l'inspiration permanente Pour le Pininfarina de la création horlogère, la reconnaissance attendue devient un cauchemar émotionnel. L'homme est dépossédé du projet alors que ses directeurs le lâchent pour entrer au service de sa majesté LVMH, propriétaire de Tag Heuer. Le 8 juin, Jean-François Ruchonnet arrête de fumer et se résout à une vidange purificatrice chez DMC. «Cette fois, c'est décidé: je ne me marie plus», assène l'autoproclamé «Robin des bois de l'horlogerie». Le coup de sang ouvre toutefois la porte à un associé, Andreas Stricker, ex-directeur d'UBP Genève, qui reprendra 50% de l'affaire et plus encore. En 2005, le projet Cabestan démarre. En 2006, les deux investisseurs lancent Crealuxe, dans le dessein d'en faire le vaisseau amiral de leur propre manufacture horlogère. Jean-François Ruchonnet reprend sa palette graphique et noie son tourment dans un mouvement inspiré de l'univers nautique: la Cabestan prend forme, avec son winch de remontage, sa chaîne, sa fusée pour assurer un couple optimal, son tourbillon vertical et son affichage en rouleaux. Une idée tombée sous le capot de sa Maserati, en même temps que la V4 et un projet en devenir, issu cette fois de l'aéronautique, qui clora la trilogie mécanique.

De la frustration naît le besoin d'indépendance Un prototype fonctionnel de la Cabestan est achevé au printemps 2006. En juillet, la maison Les Ambassadeurs passe une commande de huit pièces, dont le prix oscille entre 325.000 et 400.000 francs, au gré des finitions. A ce jour, une dizaine de clients ont déposés leurs arrhes au pied du projet. Ce qui représente 36 commandes, soit 10 de plus que les 25 unités nécessaires pour atteindre l'équilibre financier. Le premier exemplaire a déjà été livré, le deuxième le sera dans le mois. La production devrait atteindre 30 unités cette année et 60 en 2009. Avec, à la clé, la plus belle récompense pour le créateur horloger: l'indépendance. «Dans huit mois, nous serons verticalisés à 100%», jette le franc-parleur, toujours en verve contre certaines pratiques du secteur. L'affaire semble bien amorcée. Mais ce n'est pas sans risque que le vitupérant a fait de la frustration et de la fierté le moteur de son entreprise. Un peu plus de quatre millions de francs ont été investis, obligeant au passage le directeur à sacrifier des mois de salaire et à engager tous les biens disponibles, de la maison à la collection de montres. Par chance ou par coup de génie, son projet fédère l'enthousiasme. La banque Migros et UBS ont ouvert leur ligne de crédit. De deux associés, l'affaire est passée à cinq et une équipe de 17 personnes s'active entre le bureau de Genève et la manufacture de L'Orient, où le parc de machines est en rodage.
De l'intuition découle l'éternel imprévu Le pied est encore sur l'embrayage, mais le pipeline grouille déjà de projets, du stylo de luxe à la Cabestan II, prévue pour 2009 ou 2010. Le temps où l'indépendant pur sang se mettait à son compte au volant de sa BMW 850 CSI ne semble d'ailleurs pas si éloigné. C'était en 1998. Une année plus tôt, Jean-François Ruchonnet claquait la porte de Chopard, où l'ingénieux diplômé de l'Ecole d'horlogerie de Cluses redonna vie au vieux brevet «happy diamond» – icône joaillière de la marque – avec une caisse de Dom Pérignon rosé milésimé pour toute récompense. La blessure en jabot et la maîtrise de l'image virtuelle en poche, il crée alors DMC. La maison se spécialise dans l'animation 3D 18 carats et se fait rapidement un nom, de l'horlogerie au biomédical. En 2004, le groupe compte 50 collaborateurs. Mais la profession est sous pression. Le prix du virtuel se brise sur les bilatérales, qui inondent la Suisse de compétences meilleur marché. Le vent tourne, la voilure est réduite. La suite se nomme V4, Tag Heuer, Crealuxe, etc. Et le futur réserve sans doute son lot de virages en épingle. Car, même s'il est entré en micromécanique par passion pour les tableaux de bord d'avions, Jean-François Ruchonnet navigue à l'instinct. «J'ai dû être une femme dans une autre vie. J'écoute mon sixième sens.»
