L'horlogerie version label rock

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La marque très exclusive de la Vallée de Joux a été reprise sur un mode inattendu inspiré de l'industrie du disque.

L'Agefi - 6 avril 2010

Stéphane Gachet

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Timothy Bovard cherchait une entrée dans l'horlogerie exclusive. Il repère le bon concept chez la marque Cabestan, à la Vallée de Joux. Il découvre son fondateur, Jean-François Ruchonnet, un créatif prolifique (Breguet lui doit son double tourbillon, Tag Heuer son modèle Monaco V4), mais controversé et indomptable, «à l'horlogerie ce que la rock star est à l'industrie du disque». Timothy Bovard réagit alors en directeur de label et compose un contrat sur-mesure pour l'artiste, qui conserve la propriété intellectuelle et touche des royalties sur les ventes. En parallèle, il reprend l'entier de l'affaire, parc machines et collaborateurs, regroupés derrière la société Crealuxe. L'approche est inédite dans le sérail horloger. Pour Timothy Bovard, en revanche, le mélange des genres est une marque de fabrique. Il est né dans l'Oklahoma il y a 49 ans, mais il vit à Paris. Il a commencé dans la banque, à New York, mais c'est dans l'édition qu'il a trouvé fortune. Le secteur lui doit la construction ex nihilo du groupe CPI, leader européen de l'impression de livres.

Pour Cabestan, la combinaison des compétences donne immédiatement ses premiers résultats. Le label a pourtant failli payer cher son démarrage. Après près de trois années de développement, la petite équipe indépendante se trouve devant une impasse financière. Avec Timothy Bovard, la gestion retrouve son orthodoxie. La marque arrive finalement à s'imposer au sein de la nouvelle horlogerie au moment où tout le monde doutait. Une trentaine de commandes auraient été enregistrées à ce jour - entre 360.000 et 400.000 francs l'unité. Vu de l'extérieur, le rapprochement entre le discret inconnu Timothy Bovard et le controversé Jean-François Ruchonnet étonne immanquablement. Du moins le couple détonne dans l'univers du Swiss made super luxe. Après deux salons (Cabestan était présent au Geneva Time Exhibition, en janvier dernier, avant la foire de Bâle) le duo semble avoir trouvé son modus operandi. Du moins, une certaine complémentarité apparaît évidente, façon rock star et son agent.

C'est par le détour du professorat que Timothy Bovard est entré en horlogerie. Il tient depuis six ans la fonction d'Adjunct Professor of Entrepreneurship à l'institut de management INSEAD, à Fontainebleau Paris. Un cours de réalisation de son propre potentiel d'entrepreneur qui attire près de 160 étudiants et dont le cursus s'achève par une étude de cas : acquérir une entreprise pour soi-même. Un horloger tombe un jour dans le filet d'un étudiant et réveille l'intérêt du professeur. Réflexion faite, il se met en quête d'une marque plus exclusive, plus haut de gamme. Il pénètre le sérail, teste les occasions, sonde les connaisseurs. Car s'il existe de nombreuses marques créatives et originales, toutes n'ont pas la bonne cote de popularité. Cabestan réunit les qualités de base, avec un premier concept hors norme, très technique (tourbillon, chaîne et fusée) et très innovant (affichages sur rouleaux, rouages redressés, double vitre incurvée, etc.).

Autre élément décisif, la marque possède un savoir-faire exceptionnel depuis l'arrivée de l'horloger Eric Coudray. Il doit sa renommée à la réalisation du programme Gyro-tourbillon de Jaeger-leCoultre. Mais il cadre mal avec la grande maison, qu'il quitte avec toute son équipe. Ironie topographique, l'atelier Cabestan se trouve exactement en face de la manufacture Jaeger, sur l'autre rive du lac de Joux. En quelques mois, il corrige l'architecture du mouvement Cabestan, désormais prêt pour les précommandes.

Jean-François Ruchonnet, concepteur de la montre, a mis tous les composants en place, concept, équipe (huit collaborateurs), jusqu'au parc machines. La gestion financière est plus improvisée et la maison brûle du cash. Timothy Bovard reprend la barre avant l'écueil, ravi de pouvoir miser sur des artistes sûrs, de l'innovation, de la technicité, du design, du savoir-faire et les équipements qui vont avec. La stratégie se dessine. Le nouveau propriétaire projette déjà une progression façon Richard Mille. La marque française (mais Swiss made) a pénétré la demande par le très haut de gamme avec des montres hyper-techniques, avant de descendre en prix, niveau entrée luxe. Le salon de Bâle a en tout cas signé une étape dans le développement de Cabestan, avec la présentation d'un second concept, Sol Invictus (by Cabestan & Marc Alfieri, première montre mécanique remonté par énergie solaire, prix de vente 600.000 francs), et le prototype d'un modèle destiné à occuper le segment inférieur, Nostromo (nom du vaisseau dans le film Alien), dont le prix de vente atteindra tout de même les 160.000 francs. Soit juste en-dessous de la niche des purs collectionneurs.

Pour Timothy Bovard, l'aventure Cabestan serait une nouveauté s'il n'avait pas développé le syndrome du poisson hors de l'eau : «J'ai toujours eu l'avantage de faire des métiers dont je ne connaissais rien.» Avant d'importer le modèle du record label en horlogerie, c'est dans l'impression de livres qu'il a accumulé les succès. Il a construit de toutes pièces le groupe français CPI, leader de l'industrie du livre, avec un chiffre d'affaires de 500 millions d'euros, 4000 collaborateurs et 13 sites de productions, en France, Allemagne, Hollande, République Tchèque et Grande-Bretagne. En 2005, il diligente le management buy out du groupe, en s'adossant à deux fonds de private equity, CVC Capital Partners et Cognetas. Marquant ainsi la dernière étape clé de CPI. Achevant surtout la noria d'acquisitions réalisées depuis 1996, date de la reprise de l'entreprise française Bussière. A laquelle près d'une vingtaine de sociétés spécialisées dans l'impression de livres ont été adjointes et intégrées avec succès : l'EBITDA moyen a, à chaque fois, été doublé en près de deux ans. L'association française de l'industrie graphique l'a nommé entrepreneur de l'année à deux reprises. Il quitte finalement le groupe en 2008. Il a aussi été collaborateur à la Chase Manhattan Bank, à New York, avant son arrivée en France. Presque dans une autre vie.
 

 

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